Lecture analytique : extrait de Roberto Zucco (partie 3)

Publié le par Yann Le Texier

Rappel : pour cette partie III de notre lecture analytique, reportez-vous à la fiche photocopiée intitulée « La tragédie grecque » que je vous ai remise. Ou allez la lire ici :

https://www.lettresvolees.fr/oedipe/documents/Tragedie_grecque.pdf

 

III- En quoi cette fin de pièce ressemble-t-elle à une fin de tragédie ?

a) Les « voix », rappel du chœur antique de la tragédie ?

- Rappel : Le chœur, constitué de 15 choreutes, dont le principal prend le nom de coryphée, tient un rôle principalement informatif. Il présente le contexte, décrit les différentes situations, et commente les thèmes principaux de la pièce. Il s'exprime dans un langage chanté, mais aussi parlé parfois. Lorsqu'il n'y avait encore qu'un personnage présent dans la pièce, le chœur tenait un rôle plus important, permettant alors à cet unique personnage de quitter la scène pour se changer. Suite à l'augmentation du nombre de personnages, son rôle est devenu moins central, il reste malgré tout indispensable. (Source : http://fr.lettresantiques.wikia.com)

- Ici, à part la didascalie au début du tableau XV, aucune indication pour chaque réplique de l’identité de celui qui s’exprime, comme pour le chœur qui n’est pas acteur de la pièce, qui assiste et interpelle les personnages (interprétés par les acteurs). Ici, les « voix » sont portées par des personnages invisibles, qui ne sont pas sur scène (« on ne voit personne »), comme pour le chœur antique qui se tenait sur l’orchestra, hors de la scène, du lieu du jeu, de la fiction.

- De plus, les voix interpellent Zucco, lui demandent des explications (phrases interrogatives ; phrases impératives ; apostrophes « Zucco » l. 4, 5, 15, 20, 26, 58). Le chœur antique rappelait certaines valeurs de la cité. C’est ce que font certains des personnages l. 18 et 20-21.

- Le fait que les voix portent des interrogations, montrent des personnages immobiles, qui ne s’évadent pas comme Zucco qui s’élève, se déplace, renvoie au chœur antique qui pouvait interpeller un acteur mais n’avait pas de rôle dramatique, ne pouvait influer sur le cours des événements de la pièce.

 

- Mais : le chœur antique était visible des spectateurs (il se tenait sur l’orchestra) ; les voix de cet extrait représentent une humanité très ordinaire. Le chœur représentait les valeurs de la cité ou des valeurs religieuses : ici, on lit de la misogynie (l. 36-39), les personnages s’expriment dans un  langage vulgaire, loin de celui de la tragédie, genre noble (l. 8, 24, 31, 36, 47, 58) et les personnages semblent bien incompétents, sans connaissances (l. 5-6, 8, 12, 29, 43, 44, 46, 49, 53).

 

b) Les références bibliques et mythologiques en font-elles une fin de tragédie ?

Comme pour le (a) ci-dessus, Koltès intègre des éléments issus de textes antiques, lointains. S’il propose sa propre vision, sa propre écriture, il montre aussi que son texte se place dans une longue tradition littéraire, et même sacrée. Pour rappel, la tragédie est née dans le cadre du culte à Dionysos, dont la statue est placée au centre de l’orchestra : elle possède à l’origine une image sacrée.

- Zucco est comparé, assimilé à des figures bibliques célèbres : Goliath et Samson. Tous deux apparaissent comme des géants, des héros puissants et pendant un temps invincibles. Il est ainsi élevé au rang de héros biblique (Ancien Testament). Sa force (voir partie I du commentaire) est aussi affirmée par ailleurs. Les héros de tragédies sont des êtres extraordinaires : leur passion (amoureuse, pour le pouvoir : penser ici à l’orgueil qui mène à l’hybris) dépasse par leur puissance celle des êtres humains habituels. Zucco, de ce point de vue, leur ressemble.

- La violence affichée de Zucco est encore un rappel de celle de nombreux personnages de tragédies. Noter : l. 13-14, 16-17, 19, 22-23, 31-32 (comparaison = aussi une description de Zucco).

- Zucco est lié au divin : mouvement ascendant au cours de l’extrait, vers le ciel, le soleil ; capacités à voir et expliquer ce qu’il voit sur le soleil. Rappels sur certains cultes solaires : culte égyptien de Rê, culte Indien repris à Rome de Mithra, culte celte, culte précolombien.

Le culte de Mithra est clairement repris par Koltès puisqu’il reprend dans cette fin de pièce l’épitaphe de sa pièce (placé en tête du texte de sa pièce) : « Après la seconde prière, tu verras le disque solaire se déployer et tu verras pendre de lui le phallus, l’origine du vent ; et si tu tournes ton visage vers l’Orient, il s’y déplacera, et si tu tournes ton visage vers l’Occident, il te suivra. » (Liturgie de Mithra, partie du Grand Papyrus Magique de Paris. Cité par Carl Jung lors de sa deuxième interview à la BBC). La répétition presque mot pour mot par Zucco de cette citation en fait un adepte, un disciple, voire un fils de cette divinité solaire.

Sa fin est alors à double sens : ou il rejoint cette divinité, ou, comme les personnages de tragédies, il est puni pour avoir fait preuve d’hybris*, pour avoir défié en quelque sorte la divinité, pour avoir voulu s’arroger des pouvoirs et des savoirs dont seuls les dieux peuvent disposer : il semble diriger le soleil lignes 48 & 54-55 « vous le verrez bouger avec vous » = lien entre le mouvement de la tête des observateurs humains et celle du soleil ; « Tournez votre visage […] et il s’y déplacera » = la conjonction « et » semble signifier une conséquence, comme inévitable, comme le lien entre la subordonnée hypothétique « si vous tournez […] » et la proposition principale qui en découle « il vous suivra » placée après une simple virgule pour souligner cette conséquence qui lui semble éminemment prévisible.

Sa chute rappelle par ailleurs celle, biblique, d’Adam et Eve qui, ayant eux aussi désobéi à Dieu, sont chassés du jardin d’Eden, ce que l’on désigne par la « chute originelle ».

 

* Hybris (ou hubris) : pour une définition de cette notion, reportez-vous aux pages ci-dessous :

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/hubris/40563

https://philitt.fr/2015/04/28/lhubris-ou-le-crime-dorgueil/

 

c) Zucco, être soumis à la fatalité tragique ou libre ?

- Le personnage de tragédie est soumis à une fatalité qui le dépasse, à des forces qui lui échappent et qui le contraignent à courir vers un destin écrit d’avance. Toutefois il tente d’affirmer sa liberté individuelle, à s’extraire du destin qu’il connaît et qui lui est fixé. Cette tension persiste en partie dans cette fin de pièce de Koltès.

- La fatalité semble inscrite dans les propos des « voix » qui préviennent Zucco de sa chute (l. 57 et 60). La mort, celle qu’il sème, et la sienne, sont rappelées à plusieurs reprises dans le texte (l. 14, 17, 19, 20-23, 57-62). Le soleil qui monte, la tempête qui se lève, créent une tension, et semblent rappeler la force d’éléments naturels, supérieurs à Zucco et aux hommes.   

- Il affirme sa liberté personnelle, par sa capacité à se libérer de la prison, de s’en évader (l. 5-6 : suggestion qu’il s’évade toujours). Il proclame sa liberté absolue, puisqu’il part vers le haut afin d’échapper à tous les murs de la terre (l. 10 : pluriel + « toujours » = propos à visée universelle et intemporelle). Si les gardiens représentent la servitude, l’enfermement, Zucco affirme sa capacité à « ne pas les voir » (l. 13). Sa force de caractère personnelle, sa liberté, suffiraient à le libérer. Quand les autres personnages ne voient rien dans le soleil, pensent que « tout y est fixé depuis l’éternité, et bien cloué, bien boulonné » (l. 50-51), sont immobiles, Zucco est en mouvement, et appelle à voir le soleil se déplacer « il s’y déplacera », « il vous suivra » (l. 54-55). Ce mouvement est encore une manière de symboliser une forme de liberté de Zucco par rapport aux autres personnages. Il voit ce que les autres ne voient pas, il voit donc plus loin, n’est pas enfermé dans un univers réduit.

 

Publié dans Lectures analytiques

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