Que retenir du groupement de textes : criminel et... héros ?

Publié le par Yann Le Texier

Image du film "Le Parfum" de Tom Tykwer (2006)

Justification du groupement de textes :

* Meursault est un criminel, même si on peut le juger irresponsable de son meurtre. Cette question est centrale lors de son procès.

* Le personnage criminel remet en question la définition du héros romanesque comme personnage doté de qualités admirables par le lecteur. Il peut cependant posséder une forme de pouvoir voire d'intelligence supérieurs.

* Parce qu'il tue, il ne respecte pas l'un des tabous fondamentaux de l'être humain, mais par là même interroge l'homme, sa morale, ce qui le définit, les règles sociales, ou ce qui pourrait selon certains justifier le crime dans certaines circonstances.

* On peut aussi observer la manière dont la scène de meurtre s'inscrit dans le récit : elle est souvent préparée par un ralentissement de la narration qui crée un effet dramatique.

Extrait de La Condition humaine

* Tchen hésite devant celui qu'il doit tuer. Le temps est comme suspendu : à la précision initiale de « minuit et demi » répond la multiplication des imparfaits de description et d'expression de la pensée de Tchen. Cela crée une tension, une attente chez le lecteur. Nous n'avons pas ici le geste d tuer, mais nous savons que cela va se produire (voir ci-dessous).

* Il ne pense pas faire demi-tour : les deux questions l. 1 = manière de tuer ; « cet homme devait mourir » (l. 13) ; « il savait qu'il le tuerait » (l. 13-14) ; « cet homme qu'il devait frapper » (l. 14-15) ; le fait qu'il se sente sacrificateur ; « c'était toujours à lui d'agir » (l. 27) ; « le tuer n'était rien » (l. 9). Le personnage semble en fait obsédé par la mort, que représente ce corps déjà immobile puisque la future victime dort. L'ombre présente semble aussi symboliser la présence de la mort dans cette chambre.

* Malraux choisit de nous faire entendre les pensées de Tchen par le style indirect libre. A noter qu'il s'agit du début du roman et que normalement, nous n'avons pas les indications présentes dans le chapeau de cet extrait : le lecteur découvre donc un meurtrier en puissance dans ce début in medias res. Le lecteur comprend que Tchen n'est pas habitué à tuer, que c'est sa première fois. Sinon, il hésiterait moins, ou il ferait référence à d'autres meurtres. Le lecteur peut s'identifier à ce meurtrier qui va commettre ce meurtre : situation étrange du lecteur qui est ainsi comme placé dans la chambre (le jeu des lumières, des bruits extérieurs et du silence du lieu, permettent notamment de s'y croire). Mais comment s'identifier à quelqu'un qui va tuer ? Le lecteur ne peut donc que mettre en partie à distance le personnage.

* L'intérêt de l'extrait pour le lecteur est donc surtout de participer au trouble du personnage :

- manière de comprendre les circonstances précises d'un meurtre : craintes d'être découvert ou que le dormeur se réveille et crie (l. 8-9 ; l. 15 ; l. 25-27)

- découverte, comme le personnage, que l'on peut tuer dans certaines situations : Tchen se forge une nouvelle identité, celle de sacrificateur : si le combattant affronte des hommes vivants et éveillés, qui attaquent et se défendent, justifiant en quelque sorte le jeu des armes, Tchen n'est pas un combattant ici : l. 16-17. Découverte par le lecteur d'un personnage qui soumet ses actes, dont celui de tuer, à une cause qui le dépasse (la révolution, à laquelle il doit sacrifier cet homme : l. 17-18)

- découverte par le lecteur que tuer change le tueur : Tchen doit devenir tueur : la blessure qu'il s'inflige, à partir de la ligne 31, en est le symbole. C'est ce qui explique que Tchen ne frappe pas de suite, qu'il soit angoissé

- tentative de rendre compte du fait que le meurtre est une manière de vider la victime de son statut d'être humain à part entière : ici, celui qui est tué n'a pas encore d'identité, on ne sait qui il est. Par ailleurs, il n'est désigné bien souvent que par les parties de son corps qui émergent de l'obscurité, comme s'il était morcelé, inexistant donc.

* Meursault ne ressemble pas à Tchen, qui est volontaire, choisit de tuer, même s'il est soumis à une cause qui le dépasse (noter le reflet des barreaux de la fenêtre, comme l'idée d'une prison). Les éléments extérieurs ne jouent pas de rôle déterminant ici.

* Tchen est-il un héros ? Il possède un pouvoir particulier, mais uniquement au moment de cette scène : la victime est endormie et il est doublement armé (couteau, rasoir). Il ne l'est pas au sens où il va tuer (donc c'est en ce sens un anti-héros), où son hésitation montre une forme de faiblesse de sa part.

Extrait de Le Parfum

* Tout l'extrait montre que Grenouille est soumis à cette odeur qui le guide : certes il la recherche mais elle est comme un fil, un ruban, qui le lie : l. 24 ; l. 36-38 ; l. 39-40.

* Les éléments naturels sont à la fois pour Grenouille :

- une aide : le vent apporte l'odeur (l. 2) ; la jeune fille l'attire pour ce que son physique produit, cette odeur qu'il juge exceptionnelle ;

- et une gêne : « se dérobait » (l. 7) ; la foule qui ne lui permet pas de progresser aisément (l. 14-23) ; d'autres odeurs se mêlent à celle qu'il cherche (l. 20-21)

* Grenouille souffre de cette perception, comme Meursault souffre du soleil : l. 8-9 ; le souhait d'aller vers le parfum doit permettre de moins souffrir, comme Meursault recherche l'ombre pour éviter la brûlure du soleil (l. 12-13). Grenouille est comme Meursault soumis à ses perceptions, ici olfactive (voir plus bas : Grenouille libre ou non ?). Son odorat est exceptionnel (il sent de très loin, analyse et compare à de multiples autres odeurs ; il sait de suite quad il la voit que la jeune fille est l'origine de l'odeur, l. 46). La synesthésie (alliance de sensations) notée lors de la scène du meurtre de l'Arabe est aussi développée ici (odorat + vue) : l. 49-50 ; l. 69-73

* Le parfum est plus qu'une simple odeur : il semble lié à l'ordre du monde, ce qui rappelle la scène du meurtre dans L'Etranger (fin de l'extrait étudié) : l. 10-11 ; l. 59-60. Il s'en emplit comme un flacon (l. 90-91).

* Grenouille libre ou non de ses actes (question posée à propos de Meursault) ?

- Oui : si Meursault ne semble pas conscient de ce qui se passe lors de la scène du meurtre, Grenouille semble l'être en partie : l. 24 (« reprit ses esprits »), l. 28. Ce qui motive sa recherche est l'incompréhension de l'existence de ce parfum inconnu (Meursault ne cherche rien) : l. 34-35. Il semble préméditer son approche de la jeune fille qui le voit pas : il s'approche lentement (l. 67-68) et prend son temps pour commencer à l'étrangler (l. 76-77).

- non : voir l'image du ruban (l. 36-38, 39-40) ; « sans volonté propre » (l. 39) ; « comme un somnambule » (l. 41). Grenouille est soumis à son odorat (l. 52).

* Le meurtre semble ici horrible dans la mesure où Grenouille n'a pas conscience de la valeur d'une vie humaine rien ne compte que l'odeur nouvelle à conserver dans sa mémoire. Une nouvelle fois, le lecteur suit pas à pas le personnage pour pouvoir à la fois s'identifier à lui, le comprendre dans ses motivations, et être peut-être contraint à s'en écarter par peur de cet être si exceptionnel (et donc en partie admirable) et si différent de lui-même.

Extrait de L'Adversaire

* Un texte différent des autres :

- Contrairement aux deux autres extraits et au roman de Camus, pas de narration dans cet extrait d'un meurtre, mais une tentative par le narrateur (auteur ?) de comprendre le personnage de Roman.

- Autre différence : ce roman est une recréation à partir de faits réels, ce qui n'était pas le cas des autres récits. Nous ne sommes pas dans une fiction que le lecteur découvre au fur et à mesure de sa lecture, mais d'un récit dont le lecteur connaît le plus souvent les faits avant de débuter sa lecture : pas de suspense, mais une utilisation des moyens offerts par le genre romanesque pour mieux appréhender le personnage principal.

* Le vrai Romand (pas celui de Carrère) est « un personnage » (l. 5) puisqu'il s'est construit une existence qui n'était pas conforme à la réalité. Mais ce qui est de l'ordre d'une fiction enfermée dans les pages d'un livre, il a fait passer cette fiction comme vraie auprès de son entourage. Quand le lecteur sait que ce qu'il lit est faux, qu'il ne le tient pour vrai que dans le cadre de sa lecture, Romand a menti, n'a pas donné les codes à son entourage pour qu'ils aient cette lecture de fiction.

* Les qualités de Romand sont mises par Carrère en correspondance avec des symptômes de maladie psychiatrique :

- il est précis (l. 1-2) car il a pris pour habitude de construire en paroles sa vie, de mentir ; quand Meursault raconte son existence, il est aussi précis, mais parce qu'il a pour valeur suprême la vérité.

- si Romand veut donner une bonne image de lui-même, c'est qu'il ne fait plus la différence entre son personnage et lui-même, meurtrier de toute sa famille. A noter qu'il s'appelle « Romand » = roman ? Par contre Meursault ne cherche pas à donner une certaine image de lui-même (l. 2-3) : s'il semble être à distance de lui-même, ce n'est pas parce qu'il s'est créé un personnage, un double.

- Romand est calme, se contrôle, ce qui témoigne « d'une grave confusion » (l. 9).

- Meursault sidère ceux qui le regardent, qui le pensent insensible. Romand est aussi incapable de se mettre à la place des autres, de comprendre que son attitude lui est défavorable, ce qui arrive aussi au héros de Camus.

- Romand ou se montre très calme, ou pleure, sans que l'on sache si cela correspond à des émotiosn réelles. Meursault ressent une affection pour sa mère mais ne sait pas l'exprimer.

* Romand et Meursault interrogent le lecteur :

- comment de tels êtres peuvent-ils exister dans la mesure où leurs réactions, son passé pour Romand, n'entrent pas dans le cadre du fonctionnement habituel des humains que nous sommes ? Meursault entre aussi dans cette catégorie : parce qu'il est différent, il est mystérieux.

- ces êtres sont aussi inquiétants : nous ne parvenons pas à expliciter les raisons du meurtre, sauf à se dégager de toute réflexion en les classant de fous. Mais ce qui définit un être humain sensé est-il aussi facile à définir que cela ?

Conclusion générale sur ce groupement de textes :

* Le meurtre est un acte admis a priori comme horrible et condamnable, dans toutes les sociétés humaines. Les auteurs jouent donc de cet aspect éthique pour bousculer les lecteurs, en les mettant face à des personnages qui ont enfreint cette règle. Le lecteur est amené à s'interroger : Pourquoi n'ont-ils pas respecté cette règle ? Y a-t-il une justification au crime dans certaines circonstances ? Que se passe-t-il dans la tête d'un meurtrier avant de commettre son acte ?

Il est à noter que les quatre meurtriers n'ont pas considéré leur victime comme des personnes. Meursault tire sur un Arabe qui restera anonyme pour le lecteur (le Meusault narrateur ne le nomme jamais), et tire quatre fois sur le corps à terre. la victime de Tchen est dans l'obscurité et n'apparaît que partiellement (le pied), comme déshumanisé. Romand ne montre pas d'émotions envers ses proches disparus. La jeune fille qui attire Grenouille est représentée aux yeux du personnage par son parfum, elle ne parle pas et reste immobile face à lui au moment où il va saisir son cou. Elle n'est pas nommée non plus.

* Le meurtrier peut, par ses actes, refléter nos pulsions intérieures : qui n'a pas souhaité la mort de quelqu'un, ou tout au moins prononcé des mots appelant au meurtre ? La différence entre l'immense majorité des êtres humains (et donc des lecteurs) et le meurtrier est que les premiers ne passent jamais à l'acte. Il n'en reste pas moins que le lecteur peut se retrouver en partie dans le meurtrier, ou être fasciné par cet être qui a brisé le tabou fondamental du meurtre de son semblable. Le meurtrier est ainsi le hors-la-loi, celui qui dépasse les règles de la communauté humaine, qui enfreint les limites que nous nous donnons à tous : comment peut-il outrepasser ces lois, être capable de ne pas les respecter ? Le meurtrier peut ainsi inspirer des sentiments contradictoires chez le lecteur : peur, rejet, dégoût, mais aussi fascination, incompréhension, intérêt.

* Puisque le meurtre existe dans la réalité, n'est pas qu'un acte de fiction, le roman devient donc un reflet de cette réalité. Le fait que le lecteur puisse vivre au plus près des événements, puisse presque s'identifier au meurtrier, est une autre manière que celle des faits divers, des essais, d'aborder la question et d'y réfléchir.

* Parmi nos personnages, le fait de se doter d'une mission supérieure peut expliquer (pas forcément légitimer) le meurtre (cf. Tchen) ; le poids des sensations de l'individu, de son corps peut aussi apporter une explication (cf. Meursault, Grenouille) ; l'image de soi, la recréation de soi pour les autres est aussi abordée par le biais de Romand. Mais ce qui peut aussi subsister après ces lectures, c'est une forme de sidération : le lecteur peut rester malgré tout abasourdi, ou dégoûté.

* Alors, meurtriers et héros ?

- non : le héros, au sens antique et médiéval, est porteur de pouvoirs supérieurs au service d'une cause, de la communauté, d'un dieu. Il est ainsi admirable aux yeux du lecteur. Ce n'est pas le cas de nos personnages qui ne sont pas forcément porteurs d'un pouvoir supérieur, et peuvent apparaître comme détestables par l'acte qu'ils commettent : pas de valeurs modèles. Sont-ils acteurs de leur existence et de celle des autres ? Ce n'est pas le cas de Grenouille qui est agi par son odorat, comme passif : il n'est pas maître de lui-même. Dans son hésitation, Tchen montre qu'il n'est pas sûr de lui. Romand a eu du mal à s'adapter à son nouveau statut de meurtrier.

- oui : pour certains, ils sont porteurs d'une force particulière. Romand a réussi à tromper sa famille pendant des années, sans que celle-ci ne soupçonne rien. Il est d'une froideur étonnante quand il évoque sa famille assassinée. Grenouille est doté d'une capacité presque surhumaine par son odorat incroyable. Des valeurs défendues ? Tchen est au service d'une cause qui le dépasse : la révolution est une valeur supérieure. Meursault est un être de vérité, loin des faux-semblants de la société. Tous ces personnages sont très particuliers, ils ne peuvent être qualifiés de banals. Parce qu'ils intriguent, parce qu'ils ne peuvent entrer dans des cadres de compréhension habituels, ils peuvent fasciner le lecteur. Ils sont tous aussi des personnages très importants dans les romans où ils apparaissent : ce sont des héros romanesques en ce sens.

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